Un chiffre seul suffit à faire vaciller bien des certitudes : Salomon aurait eu mille femmes. Face à ce vertige, difficile de réduire la polygamie dans la Bible à une simple note de bas de page ou à une curiosité d’un autre temps.
Les grandes figures de l’Ancien Testament n’évoluent pas dans un décor figé. Leurs mariages multiples s’inscrivent dans une société où la famille élargie structure les alliances et assure la pérennité du groupe. Guerres, rivalités tribales, volonté de descendance : l’époque impose ses propres règles, et la polygamie n’y fait pas scandale. Abraham, Jacob, David ou Salomon, leurs histoires sont traversées par ces unions plurielles, parfois sources de conflits, parfois moteurs de dynasties.
D’un livre à l’autre, la Bible oscille. Aucun passage ne condamne frontalement la polygamie. Les textes se contentent souvent de relater les faits, sans jugement explicite. Les lois civiles de l’ancien Israël organisent la vie commune, garantissent des droits à la première épouse, mais n’interdisent pas d’en prendre une seconde, voire davantage. Le Deutéronome précise même certains points, preuve que la pratique s’ancre dans le quotidien du peuple hébreu.
Impossible d’isoler la Bible de son environnement. Les nations voisines pratiquent elles aussi la polygamie ; Israël partage certains de ces usages tout en développant une approche singulière du couple et de la filiation. Ce qui est fermement rejeté, ce sont les relations hors mariage. Mais l’union avec plusieurs femmes, tant qu’elle reste encadrée, ne figure pas au rang des transgressions.
Pour saisir la logique de ces récits, il faut revenir aux priorités de l’époque : assurer une descendance, préserver le patrimoine, consolider des alliances. La polygamie répond alors à une nécessité sociale et familiale, bien plus qu’à un choix individuel.
La polygamie à travers les grandes figures bibliques
Parmi les personnages de l’Ancien Testament, certains incarnent de façon éclatante cette réalité multiple. Lemec, descendant direct de Caïn, marque une première : il prend deux femmes, Ada et Tsilla. Le texte ne livre pas un conte édifiant, mais dresse au contraire le tableau nuancé d’une famille où tensions et alliances s’entremêlent.
Abraham, autre figure incontournable, partage sa vie entre Sara et Agar, sa servante égyptienne. Ce choix pèse lourd : Ismaël et Isaac, nés de ces deux femmes, ouvriront la voie à deux lignées qui marqueront l’histoire biblique. Chez Jacob, la complexité atteint un sommet : Léa et Rachel, deux sœurs, mais aussi Bila et Zilpa, servantes et mères de ses enfants. Douze fils, douze tribus, des rivalités et des alliances tissées au fil des naissances.
David, le roi musicien, multiplie pour sa part les unions. Mikal, Abigaïl, Bethsabée et d’autres encore. Mais nul ne surpasse Salomon, crédité de sept cents épouses et trois cents concubines selon le Premier Livre des Rois. Un chiffre à la fois symbolique et politique, qui en dit long sur la place du mariage dans la diplomatie de l’époque.
Voici un aperçu des personnages bibliques les plus connus pour avoir eu plusieurs épouses :
- Lemec : deux femmes
- Abraham : Sara et Agar
- Jacob : Léa, Rachel, Bila, Zilpa
- David : plusieurs épouses, concubines
- Salomon : un millier d’épouses et concubines
Dans ces familles, la polygamie n’est jamais un simple détail. Elle façonne les dynasties, alimente jalousies et conflits, mais sert aussi les ambitions politiques et religieuses. Les femmes, loin d’être effacées, jouent des rôles variés : épouse officielle, partenaire d’alliance, mère d’héritiers.
Ce que disent vraiment les textes bibliques à propos de la polygamie
Certains versets font figure de pierre angulaire. Genèse 2:24, par exemple, trace un schéma : « L’homme quittera son père et sa mère, s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. » Ici, la monogamie se profile en toile de fond, même si l’interdiction de la polygamie n’est jamais énoncée noir sur blanc. L’Ancien Testament relate les existences de familles polygames sans jamais brandir l’anathème.
Le Nouveau Testament marque un tournant. Jésus, face aux pharisiens (Matthieu 19:3-9), reprend la Genèse et insiste sur l’unité du couple : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas. » L’idée d’un engagement exclusif prend alors une portée nouvelle, renforcée par les lettres de Paul qui invitent les responsables de l’Église à n’avoir qu’une seule épouse (1 Timothée 3:2).
Pour clarifier le panorama, les textes bibliques dessinent trois tendances :
- La polygamie tolérée dans l’Ancien Testament, sans en faire une règle obligatoire
- Un idéal monogame qui se manifeste dans le Nouveau Testament, encore sans sanctionner explicitement la polygamie
- Un silence sur l’interdiction formelle, qui laisse place à l’interprétation et au débat
La Bible, loin de délivrer un message univoque, pousse à croiser lecture du texte, contexte historique et usages sociaux. Entre tolérance et idéal, la tension demeure, jusqu’aux discussions actuelles sur le mariage et la fidélité.
Entre héritage et lectures contemporaines : la position des chrétiens aujourd’hui
Dans la grande majorité des Églises chrétiennes, la monogamie est aujourd’hui la norme indiscutée. Imaginer un pasteur prêcher la polygamie en France ou au Canada relève de la fiction. Le mariage tel qu’il est célébré et reconnu, s’appuie sur la fidélité à deux, perçue comme héritage du Nouveau Testament et de la tradition ecclésiale.
Pourtant, des nuances subsistent. Si certaines communautés issues de mouvements indépendants ou de groupes minoritaires relisent les anciens récits à l’aune de leur contexte initial, la plupart des grandes Églises, catholique, protestante, orthodoxe, restent attachées à une vision du mariage fondée sur l’exclusivité. Pour elles, cette union reflète le lien unique entre le Christ et l’Église, et la polygamie, en plus de contrevenir à leur théologie, va à l’encontre des lois civiles en vigueur.
Dans les sociétés où coexistent traditions chrétiennes et pratiques polygames, la question n’a rien de théorique. Les pasteurs, théologiens et croyants naviguent alors entre fidélité au texte, adaptation aux réalités sociales, et dialogue avec d’autres religions. L’équilibre n’est jamais donné d’avance, et chaque génération doit trouver sa propre voie.
Reste une certitude : la Bible ne livre pas un mode d’emploi figé. Elle expose des histoires, des choix, des tensions qui traversent les siècles. À chacun, aujourd’hui encore, de lire, de débattre, d’interroger ces récits et d’y chercher le sens qu’ils peuvent porter pour notre temps. L’histoire, elle, continue de se réécrire, génération après génération.
